Le message de Sri Aurobindo est clair :

 

L'Inde nous offre ce que la science ne peut nous donner : le Brahman comme but éternel, le yoga comme moyen de perfection, le dharma comme loi rationnelle et pourtant nécessaire de notre conduite. Parce que l'Inde possède ce qui peut satisfaire l'humanité et ce sur quoi elle peut s'établir, le triomphe de l'esprit qui nous anime est assuré.2

 

Sans aucun doute, pour certaines raisons pratiques, L'Occident a raison ; nous devons nous tenir sur des bases solides pour agir avec la plus grande efficacité possible, et tirer le meilleur parti de notre connaissance.

      Mais pour que cette victoire ne soit pas lente à venir, semée d'embûches et imparfaite dans son accomplissement, il est nécessaire que ce que l'Inde peut offrir au monde soit énoncé dans des termes que L'Occident puisse comprendre, et se fonde sur un principe de connaissance qu'il a fait sien. L'Europe n'acceptera rien qui ne soit scientifique, c'est-à-dire, rien qui ne s'appuie sur une connaissance bien établie, cohérente et vérifiable.3

 

Il est une loi impérative de la vie, un grand principe de l'évolution humaine, un ensemble de connaissances et d'expériences spirituelles, que l'Inde a pour mission de préserver et d'offrir en modèle au monde. Cette loi est le sanatana dharma.

 

      L'Europe fait grand cas de la Machine. Elle cherche à régénérer l'humanité par de nouvelles structures sociales, de nouvelles formes de gouvernement. Elle espère susciter le millenium par un décret du Parlement.

      


Certes, les moyens mécaniques jouent un rôle important, mais seulement dans la mesure où ils servent la force qui est derrière eux et l'esprit au-dedans de nous. L'Inde, au XIXe siècle, aspirait à une émancipation politique, à un renouveau social, à une vision et une renaissance religieuses, mais elle échoua, car ses mobiles et ses méthodes étaient empruntés à l'Occident; elle n'a pas tenu compte de l'esprit du peuple, de son histoire et de sa destinée; elle pensait qu'en adoptant l'éducation, les mécanismes, l'organisation et toute la panoplie de l'Europe, elle en reproduirait la prospérité, le dynamisme, le progrès. Nous autres, en ce XXe siècle, rejetons les buts, les idéaux et les méthodes du XIXe siècle anglicisé, parce que nous en avons tiré les leçons. Nous nous refusons à idolâtrer le présent; notre regard se tourne à la fois vers le passé et vers l'avenir, vers la grande histoire de notre peuple et vers celle, plus grande encore, que la destinée nous prépare.4

 

Nous disons à la nation : Dieu veut que l'Inde soit elle-même, et non pas une copie de l'Europe. Nous avons cherché à nous régénérer en suivant une loi d'être différente de la nôtre. Un retour aux sources de vie et de force au-dedans de nous est indispensable. Nous devons connaître notre passé, le redécouvrir pour les besoins de l'avenir. Notre premier devoir est de nous réaliser pleinement, puis de modeler tous les aspects de notre existence d'après la loi de la vie et de la nature éternelle de l'Inde. Notre journal, le Karmayogin, se propose donc de pénétrer le sens profond de notre religion et de notre société, de notre philosophie, notre littérature, nos arts, notre politique, notre jurisprudence, notre science et notre pensée, tout ce qui était nôtre et le demeure, afin que nous puissions nous dire et dire à la nation : « Ceci est notre dharma ». Nous réexaminerons la civilisation européenne

 


entièrement du point de vue de la pensée et de la connaissance indiennes, et nous nous efforcerons de nous défaire de l'empreinte dominante de L'Occident ; ce que nous lui emprunterons, nous l'indianiserons. Et une fois le dharma retrouvé, nous ferons tout, non seulement pour le professer, mais pour le vivre dans nos activités individuelles, notre vie sociale, nos entreprises politiques.

      Nous disons à chacun, et spécialement aux jeunes qui, à présent, se mettent au service de l'Inde, du monde et de Dieu : « Vous ne pouvez nourrir cet idéal, encore moins le réaliser, si votre esprit reste asservi aux idées européennes et si vous considérez la vie d'un point de vue matérialiste. Matériellement vous n'êtes rien, spirituellement vous êtes tout. C'est seulement l'Indien en vous qui peut tout espérer, tout oser, tout sacrifier. Aussi devenez d'abord des Indiens. Recouvrez le patrimoine de vos ancêtres. Recouvrez la pensée, la discipline, le caractère, l'idéal de vie de Yârya. Recouvrez le Vedânta, la Gîtâ, le Yoga, non pas seulement sur le plan de l'intellect ou du sentiment, mais dans votre existence même. Il vous faut vivre ces choses ; elles vous élèveront, vous armeront d'une force souveraine, invincible, et ni la vie ni la mort n'auront de terreur pour vous. Les mots « difficile » et « impossible » disparaîtront de votre vocabulaire. Car c'est en l'esprit que la force est éternelle et, avant de pouvoir reconquérir votre royaume extérieur, il vous faut reconquérir votre royaume intérieur, le swarâj au-dedans de vous. C'est là que la Mère a Sa demeure et Elle attend votre consécration pour vous infuser de nouvelles énergies. Ayez foi en Elle, servez-La, immergez votre volonté en la sienne, votre égoïsme dans le moi plus vaste du pays et dans le service de l'humanité. Recouvrez la source de toute force en vous-mêmes, et tout vous sera donné.5

  


L'homme lui-même n'est pas une vie et un mental nés de la Matière et soumis éternellement à la Nature physique, mais un esprit qui se sert de la vie et du corps. Et tel est le sens le plus profond de la culture de l'Inde : la foi éclairée en cette conception de l'existence, la tentative pour la réaliser dans la vie, la science et la pratique que nécessite une aussi noble entreprise, et l'aspiration de briser finalement les limites de ce mental assujetti à la vie et à la matière pour entrer dans une conscience spirituelle plus vaste. Et c'est aussi le fondement de cette spiritualité indienne dont on parle tant.6

 

C'est la bhakti seule qui nous a maintenus en vie, qui a préservé un impérissable noyau de force au cœur de notre faiblesse et de notre obscurité.7

 

Dans cette grave crise de notre destinée, que notre peuple ne perde pas  courage, qu'il ne laisse pas la stupéfaction ou la dépression s'emparer de son âme et l'affaiblir. Le combat que nous livrons ne peut se comparer aux guerres d'antan où l'armée prenait la fuite quand le chef ou le roi tombaient. Le Roi que nous suivons aujourd'hui sur le champ de bataille est notre Mère patrie, sacrée, impérissable ; celui qui guide notre marche n'est autre que le Tout-Puissant, c'est-à-dire ce qui, en nous et au dehors de nous, ne peut être pourfendu, noyé, brûlé, exilé, emprisonné. [...]

      Ne cédons pas au découragement, à la dépression, ne nous laissons pas non plus emporter et étourdir par la fureur, aveugler par la rage du combat. Nous sommes à l'aube d'un âge de terribles épreuves. Le passage ne sera pas facile ; pour remporter la victoire, il nous faudra payer le prix. L'Inde s'enfonce dans la vallée obscure de la mort, dans un terrible abîme de souffrances. Nous devons comprendre que nos souffrances présentes ne sont

 


rien comparées à celles qui nous attendent. Prenons-en conscience, soyons déterminés, évitons toute hystérie. La violence et la colère se répandent parmi nous, on crie, on lance des appels enragés, on nous incite à embrasser la mort. Or nous disons : préparons-nous à mourir, mais travaillons pour la vie — non point la vie de nos corps périssables, mais celle de notre pays et de la cause que nous défendons. Quoi que nous fassions, faisons-le avec la connaissance et la vision de l'avenir. Que notre premier et unique objectif soit de servir notre cause, et non de laisser libre cours à notre colère. A présent, nous avons avant tout besoin de courage, un courage que rien ne peut fléchir ou altérer.8

 

La force spirituelle au-dedans de nous non seulement crée l'avenir mais crée aussi les matériaux nécessaires à cette création. Elle n'est pas limitée aux matériaux existants, ni en nature, ni en quantité. Elle peut transformer de mauvais matériaux en bons matériaux, des moyens insuffisants en moyens abondants. C'est la prise de conscience de cette grande vérité dans toute sa profondeur qui donna à Mazzini la force de créer l'Italie moderne.

      Nous gardons l'espoir [...] que non seulement la situation politique en Inde va changer, mais que ses maux les plus enracinés seront guéris ; et que si nous faisons appel à l'immense potentiel de force morale et spirituelle qu'elle possède, nous accomplirons pour elle ce que Mazzini n'a pu faire pour l'Italie : placer l'Inde à la tête et à l'avant-garde du nouveau monde dont la naissance douloureuse déchire en ce moment notre Terre.9

 

L'éternelle question se pose une fois de plus, et l'homme se détourne du visible et de l'extérieur pour se tourner vers ce qui se trouve au plus profond

 


de son être, se détourne de la connaissance limitée qu'il a acquise pour porter son regard vers le vaste inconnu qu'il est derrière la surface et qu'il doit devenir, parce que telle est sa Réalité ; et quittant cette mascarade des phénomènes et du devenir, l'Etre réel finira par atteindre à sa propre délivrance. Une fois saisie et emportée irrésistiblement dans cette direction, l'âme humaine ne peut plus se contenter de regarder les choses mortelles et les apparences à travers ces portes du mental et des sens que l'Existant-en-soi a créées et tournées vers le dehors sur un monde de formes ; il est poussé à tourner ses regards vers un nouveau monde de réalités.

      Ici, dans ce monde qu'il connaît, l'homme possède quelque chose, si imparfait et fragile soit-il, à quoi il attache du prix. Car ce qu'il veut atteindre, et réalise parfois, c'est un élargissement de son être, une connaissance croissante, une joie et une satisfaction accrues, et ces choses sont pour lui si précieuses qu'il est prêt à supporter des souffrances continuelles sous le choc des forces contraires pour y goûter, si peu que ce fût. S'il est ainsi prêt à abandonner tout ce qu'il poursuit et embrasse ici-bas, c'est qu'il doit y avoir quelque chose de beaucoup plus puissant qui l'attire vers un Au-delà, une offre secrète de quelque chose de si grand que pour cette seule récompense il soit prêt à renoncer à tout. Ce qui lui est offert, ce n'est pas un plus vaste devenir, mais un être infini ; non des morceaux d'une connaissance relative prise pendant une heure pour la totalité de la connaissance, mais l'acquisition de la connaissance essentielle et le flot de ses lumineuses réalités ; non des satisfactions partielles, mais le délice. En un mot, l'Immortalité.10



La nécessité urgente d'un vrai changement spirituel

 

La spiritualité ne se réduit pas à une haute intellectualité ni à un idéalisme, à un penchant éthique du mental ou à une pureté et une austérité morales, ni à une religiosité ou une ferveur émotive ardente et exaltée, ni même à un composé de toutes ces excellentes choses. Les croyances, les credo ou la foi du mental, l'aspiration du cœur, la réglementation de la conduite suivant une formule religieuse ou morale, ne sont pas l'expérience spirituelle ni la réalisation spirituelle. Ces choses ont une valeur considérable pour le mental et la vie ; elles ont de la valeur pour l'évolution spirituelle elle-même en tant que mouvements préparatoires qui disciplinent, purifient la nature et lui donnent une forme appropriée. Mais elles appartiennent encore à l'évolution mentale ; on n'y trouve pas le commencement d'une réalisation, d'une expérience et d'une transformation spirituelles. Dans son essence, la spiritualité est l'éveil à la réalité intérieure de notre être, à l'esprit, au moi, à l'âme qui est autre que notre mental, notre vie et notre corps ; c'est une aspiration intérieure pour connaître, sentir, être Cela, pour entrer en contact avec la Réalité plus vaste qui dépasse l'univers et le pénètre, et qui demeure également en notre être ; c'est une aspiration pour entrer en communion avec cette Réalité et pour s'unir à elle, et, comme résultat de l'aspiration, du contact et de l'union, c'est un renversement, une conversion, une transformation de tout l'être, une croissance ou un éveil dans un nouveau devenir ou un nouvel être, un nouveau moi, une nouvelle nature.11

 

Nous devons harmoniser Dieu et la Nature, sinon nous risquons d'être détruits. Les nations européennes, sans exception, ont connu le déclin après

    


quelques siècles d'efflorescence, car elles sont restées attachées à l'ignorance et ont poursuivi la voie d'Avidya (la connaissance des formes dans la multiplicité) avec obstination. Nous qui détenons le secret mais n'en comprenons pas le sens, avons mis deux mille ans à dépérir, mais aujourd'hui, notre décadence est un fait accompli et nous nous sommes conduits nous-mêmes à deux pas de la mort et de la décomposition.12

 

Seule une conscience plus grande au-delà du mental, si elle existe et nous est accessible, peut nous permettre de connaître la Réalité ultime et d'y pénétrer. La spéculation intellectuelle, le raisonnement logique pour savoir si cette conscience plus grande existe ou non, ne nous mèneront pas très loin. Ce qu'il faut, c'est trouver le moyen d'en avoir l'expérience, de l'atteindre, d'y pénétrer, de la vivre. Une fois ce moyen découvert, la spéculation et le raisonnement intellectuels ne jouent plus qu'un rôle très secondaire, et perdent même toute raison d'être.13

 

L'Inde et l'Occident

 

La civilisation occidentale, rationaliste, industrielle et pseudodémocratique, est aujourd'hui en voie de dissolution et ce serait une folle absurdité si nous décidions, à l'heure actuelle, de construire aveuglément sur ces fondations qui s'écroulent. Quand, dans ce crépuscule de l'Occident, les esprits les plus avancés commencent à se tourner vers le génie de l'Asie dans l'espoir d'y découvrir une civilisation nouvelle et plus spirituelle, il serait étrange que nous n'envisagions rien de mieux que de rejeter notre propre



identité et nos propres possibilités, pour mettre toute notre confiance dans le passé décomposé, moribond de l'Europe.14

 

L'Inde possède, ou plutôt possédait la connaissance de l'Esprit, mais elle a négligé la Matière, et elle en souffre. L'Occident a la connaissance de la Matière, mais il a rejeté l'esprit et il en souffre cruellement.15

 

L'Inde a depuis toujours eu un idéal spirituel ; cet idéal a marqué sa pensée et nourri ses plus hautes aspirations. Mais la marche du Temps et les besoins de l'humanité exigent une nouvelle orientation et une nouvelle forme de cet idéal. Les anciennes formes, les anciennes méthodes ne suffisent plus au dessein de l'Esprit-du-Temps. L'Inde ne pourra accomplir sa mission si elle continue de suivre des voies qui sont devenues trop étroites pour les pas immenses qu'elle va devoir prendre demain. Notre spiritualité ne veut pas d'une vie surannée, fatiguée du monde, alourdie par le sens de l'illusion et de la misérable inutilité de toute cette gigantesque création de Dieu. Nous n'avons pas pour idéal une spiritualité qui s'écarte de la vie, mais qui veut conquérir la vie par le pouvoir de l'esprit. Nous considérons que le monde est une manifestation progressive du Divin ; mais nous savons aussi que l'humanité va devoir faire un effort plus grand qu'elle n'en a jamais fait pour se transformer, afin que tombe le voile qui sépare l'homme du Divin. Alors, l'homme divin que nous sommes en puissance verra le jour et notre vie sera remodelée dans la vérité, la lumière et le pouvoir de l'esprit. Nous devons faire de toutes nos actions un sacrifice au maître des œuvres et une expression du moi plus grand de l'homme, et de toute la vie un Yoga.

   


      L'Occident a fait de la croissance de l'être intellectuel, émotif, vital et matériel de l'homme son idéal, mais il a négligé tout l'immense potentiel de son existence spirituelle. Il ne voit rien de plus grand que ses idéaux de progrès, de liberté, d'égalité, de fraternité ; il a mis toute sa foi dans la raison et la science, recherche l'efficacité en toutes choses, aspire à un état politique, social et économique toujours meilleur, à l'unité et au bonheur terrestre de l'humanité. Ce sont là de nobles efforts, mais toutes ces expériences ont prouvé qu'elles ne peuvent réellement aboutir si elles s'appuient sur la seule force des idées et des sentiments : leur réelle vérité, leur mise en pratique doivent avoir l'esprit pour fondement.

      L'Occident a mis toute sa foi dans la science et les machines et il est en passe d'être écrasé sous ce fardeau. Il n'a pas compris qu'un changement spirituel est nécessaire pour qu'il puisse réaliser ses idéaux. L'Orient détient le secret du changement spirituel, mais il a pendant trop longtemps détourné les yeux de la terre. L'heure est venue de supprimer cette division et d'unir la vie et l'esprit.

      Ce secret, l'Inde le possédait, mais elle ne l'a pas suffisamment appliqué. On le trouve résumé dans cette injonction de la Gîtâ : « yogasthah kuru karmani ». Toute action doit être accomplie en Yoga, en union avec le Divin, fondée sur le moi le plus haut, en soumettant toutes les parties de notre être au pouvoir de l'esprit. Tel est le principe. Et nous croyons que cela est non seulement possible pour l'homme, mais que c'est la vraie solution à tous ses problèmes et toutes ses difficultés. Tel est donc le message que nous déclarerons sans nous lasser ; tel est l'idéal que nous mettons devant la jeunesse et devant l'Inde résurgente : une vie spirituelle qui embrassera toutes les activités humaines et finira par transfigurer le monde à l'aube de ce nouvel âge qui se lève. L'Inde, qui depuis des millénaires a porté en elle-

    


même ce secret, est le pays qui peut mener le monde vers cette grande transformation qu'annonce notre époque, cette sandhya du vieil âge sur le déclin. Telle doit être sa mission et son service à l'humanité — elle qui sut découvrir pour l'individu la vie spirituelle intérieure, doit maintenant découvrir pour notre espèce son expression collective intégrale et fonder pour l'humanité un ordre nouveau, spirituel et collectif.

      Notre premier objectif sera de faire connaître cet idéal, d'insister sur la nécessité primordiale d'un changement spirituel, et de réunir tous ceux qui l'acceptent et sont prêts à faire des efforts sincères pour le réaliser ; notre second objectif sera de bâtir sur ce principe une vie non seulement individuelle mais collective. Le changement intérieur est indispensable, mais l'action extérieure ne l'est pas moins, et celle-ci devra être à la fois spirituelle, culturelle, éducative, sociale et économique. Elle aura une portée individuelle aussi bien que communautaire, régionale autant que nationale, et finalement, elle œuvrera non seulement pour la nation mais pour tous les peuples de la terre. Cette action aura pour objectif immédiat une nouvelle création, une éducation et une culture spirituelles, un plus vaste esprit social fondé non plus sur la division mais sur l'unité, sur la croissance et la liberté parfaites de l'individu, mais aussi sur son unité avec les autres et sa consécration au moi plus large du peuple et de l'humanité, et un premier essai pour résoudre les problèmes économiques en suivant non plus le modèle occidental mais les principes communautaires propres à l'Inde.

      C'est à la jeunesse de l'Inde que nous faisons appel, car ce sont les jeunes qui doivent bâtir ce monde nouveau — pas ceux qui acceptent l'individualisme compétitif, le capitalisme ou le communisme matérialiste de l'Occident comme l'idéal de l'Inde future, ni ceux qui sont esclaves des vieilles formules religieuses et ne croient pas que la vie puisse être acceptée et

     


transformée par l'esprit, mais tous ceux qui ont l'esprit libre et le cœur ouvert et sont prêts à accepter une vérité plus complète et travailler pour un plus grand idéal. Ce seront des hommes qui se dévoueront non pas au passé ou au présent, mais à l'avenir. Il leur faudra consacrer leur vie au dépassement de leur moi inférieur, à la réalisation du Divin en eux et en tous les êtres humains, et œuvrer, sans se lasser et sans compromis, pour la nation et pour l'humanité. Cet idéal ne sera peut-être encore qu'une graine, et la vie qui l'incarne un petit noyau ; mais nous sommes convaincus que cette graine poussera et deviendra un arbre immense, et que ce noyau deviendra le cœur d'une formation toujours plus large. C'est avec une foi inébranlable dans l'esprit qui nous inspire que nous prenons notre place parmi les porte-flambeaux de la nouvelle humanité qui s'efforce de naître au milieu du chaos d'un monde en désintégration, et de l'Inde future, cette grande Inde renaissante qui va rajeunir le corps meurtri de notre Mère.16

 

De même que la Vie est limitée et entravée par les conditions que lui pose sa synthèse avec la Matière, de même le mental est-il entravé et limité par les conditions de sa synthèse avec la Vie dans la Matière. Ni la Matière ni la Vie n'ont trouvé ce qui convient à leur propre formule qui pourrait les aider à vaincre ses limitations ou à l'élargir suffisamment. Ils ont été obligés d'appeler en eux un nouveau principe : la Matière d'appeler en elle la Vie, la Vie d'appeler en elle le Mental ; le Mental lui non plus n'est pas capable de trouver ce qui convient à sa propre formule et pourrait vaincre ou élargir suffisamment les limites que lui impose son fonctionnement. Le Mental doit appeler un nouveau principe au-delà de lui-même, plus libre et plus puissant que lui.17

   


Le mental divise, l'Esprit unifie

 

Il y a d'abord la division qu'a créée l'évolution elle-même lorsqu'elle a successivement formé la Matière, la Vie et le Mental, chacun agissant selon son propre principe. La Vie est en guerre avec le corps ; elle essaie de le forcer à satisfaire ses désirs, ses impulsions, ses plaisirs, et exige de sa capacité limitée ce qui ne serait possible qu'à un corps immortel et divin ; et le corps, asservi et tyrannisé, souffre et mène constamment une sourde révolte contre les exigences que la Vie lui impose. Le Mental est en guerre avec les deux : parfois, il s'allie à la Vie contre le Corps, parfois réprime l'élan vital et cherche à protéger le corps physique contre les désirs, les passions et les énergies oppressives de la vie.18

 

Mais où trouver le principe et le pouvoir de perfection dans ce qui est radicalement imparfait ? Enraciné dans la division et la limitation, le mental ne peut nous les fournir, pas plus que la vie et le corps, où ce mental qui divise et limite trouve son énergie et son cadre d'action.19

 

D un côté, une vie et un mental obscurcis, ignorants, souffrants, qui  tourbillonnent sans cesse et sans répit comme une misérable toupie fouettée par la Nature ; de l'autre, une âme touchée par un rayon de la Vérité cachée — illuminée, consciente, concentrée dans un effort incessant pour atteindre le Suprême, en son être et dans le monde : voilà ce qui distingue la vie ordinaire des hommes de la voie du Divin Yoga.20

    


La Vraie Connaissance est atteinte quand on perçoit l'Unité essentielle : une seule matière, une seule vie, un seul mental, une seule âme jouant dans des formes multiples.21

Si nous retournons à la Conscience Une, qui voit toutes choses comme l'Un dans leur Idée-de-Ve'rité, embrassant la connaissance de l'Un et la connaissance de la multiplicité', alors « dans nos actes aussi nous devenons un avec tous les êtres et notre vie devient une représentation de l'Unité, de la Vérité et de la Joie divine, et elle ne suit plus le chemin tordu de l'égoïsme, plein de divisions, d'erreurs et de faux pas. »22

 

L'intellect et l'intuition

 

Le rôle de l'intellect n'est pas de sonder la réalité, mais de forger des outils [de connaissance] et de présider à l'action. [...] L'intellect ne peut saisir la vie et la réalité dans leur totalité. L'intellect (logique) tourne autour de l'objet ; l'intuition pénètre au cœur de l'objet ; le premier s'arrête avant d'atteindre à l'absolu ; l'autre y pénètre.23

 

La logique, après tout, n'est qu'une danse mesurée du mental.24

 

Le mental doit faire appel à un principe nouveau qui le dépasse, un principe plus libre et plus puissant.25

 

En lui-même, l'homme n'est guère plus qu'une ambitieuse nullité. Il est une étroitesse qui tend vers une inaccessible vastitude, une petitesse s'efforçant d'atteindre les grandeurs au-delà de lui, un nain amoureux des hauteurs. Son mental est un rayon obscurci dans les splendeurs du Mental universel ; sa vie

     


une vague qui lutte et s'efforce, exulte et souffre, un moment de la Vie universelle fiévreusement bousculé par la passion et frappé par le chagrin, ou pris dans un morne et mesquin labeur ; son corps un grain de poussière périssable peinant dans l'univers matériel. Quelque part en lui est cachée une âme immortelle, et de temps à autre, elle laisse transparaître quelques étincelles de sa présence ; et au-dessus de lui se tient un esprit éternel, qui ombre de ses ailes et maintient de son pouvoir cette continuité de l'âme dans son humaine nature. Mais cet esprit plus vaste est obstrué dans sa descente par la dure chape que lui oppose la charpente de sa personnalité, et cette radieuse âme intérieure est enveloppée, étouffée, opprimée par d'épais revêtements extérieurs.26